L’immobilier d’entreprise est entré dans une « crise patrimoniale »
OFFICE & CULTURE, Septembre 2023
Par Guillaume Savard, associé fondateur d’UPSIDE
L’immobilier d’entreprise est entré de plain-pied dans ce que nous désignons comme une « crise patrimoniale », se traduisant par une remise en cause du travail en tant que repère social et du bureau en tant que totem financier. Tandis que les entreprises utilisatrices d’immobilier s’adaptent rapidement en approchant désormais l’immobilier par le prisme de leur contrat social et de leur mode de management, les bailleurs et investisseurs, qui détiennent et placent cet immobilier, vont devoir mettre à jour le logiciel qui motorise leurs décisions et leur modus vivendi depuis quinze ans.
L’immobilier d’entreprise est entré dans une « crise patrimoniale »
Depuis 2008, le secteur de l’immobilier d’entreprise a vécu une période de croissance ininterrompue, alimentée par un coût du financement nul, nourrissant l’illusion que le risque avait disparu. Les masses de liquidités qui se sont déversées sur les « actifs réels » ont alimenté une croissance continue des valeurs vénales dans toutes les catégories d’actifs, favorisant le lancement incessant de nouveaux projets de construction, plus simples et moins coûteux à mener à bien que des programmes de rénovation. Courant 2022, on observait ainsi des cas aberrants où les taux de capitalisation appliqués aux meilleurs actifs en logistique étaient similaires à ceux d’immeubles de bureaux du centre de Paris dix-huit mois auparavant !
Trois phénomènes cumulés ont perturbé cette belle mécanique. La pandémie du Covid-19 a favorisé une expérimentation du travail à distance à l’échelle, ouvrant la voie à une déconnection entre le travail et le bureau. Les perturbations des chaînes de valeur mondialisées causées par le conflit en Ukraine ont engendré une remontée forte et rapide des coûts de refinancement. La crise environnementale enfin, s’est faite omniprésente, nous confrontant à une « économie de rareté » (Patrick Artus et Olivier Pastré).
En l’espace de vingt-quatre mois, l’immobilier d’entreprise est entré dans une crise « patrimoniale » pour reprendre le concept développé par Dominique Reynié, appliqué par ce dernier au contexte politique français. Par « crise patrimoniale », nous voulons dire que le « patrimoine bureau », compris comme le lieu physique de réalisation du travail et le travail lui-même, voit sa valeur et sa réalité même questionnées. Le travail devient liquide et « totipotent » (il peut se réaliser dans des lieux indifférenciés), son déploiement dans un référentiel d’espace-temps fixe ne va plus de soi. Bref, le travail en tant que repère social et totem financier perd son statut de valeur refuge.
Entreprises utilisatrices : une mutation durable de la demande en m² dictée par l’évolution du travail
Le travail à distance a accédé au statut de modalité du travail à part entière, renvoyant dos à dos les tenants de deux scénarios de sortie extrêmes : la disparition complète du bureau pour les uns, le retour à une « nouvelle normalité » niant le fait qu’un tiers des Français a travaillé à distance durant plusieurs mois sans que l’économie ne s’effondre, pour les autres.
De fait, une pratique se répand autorisant le travail à distance à hauteur de deux jours par semaine et, à l’image des 35 heures, accède au statut d’avantage acquis difficile à remettre en cause frontalement. Cette modalité nouvelle qu’est le télétravail est prisée par les salariés car elle offre à ces derniers la possibilité de renouer avec une « autonomie réelle », singulièrement dans un monde du travail où tout nous échappe et où le quotidien professionnel est devenu lieu d’une « déprise » généralisée… Maîtriser notre temps devient un ultime espace de liberté et de subsidiarité, au sein d’organisations mondialisées et matricielles, dans lesquelles les processus ont pris le pas sur l’initiative individuelle[1].
Le choc est rude pour les entreprises, car cette mise à distance dont se sont emparés leurs collaborateurs opère simultanément comme un révélateur du niveau de confiance qui prévaut en leur sein. Beaucoup de comités de direction ont pris conscience que la présence sur site ne signifie pas travail, que les objectifs et indicateurs de performance de leurs équipes sont à clarifier… et surtout que leur activité continue de tourner sans que la « grande paresse » tant redoutée ne vienne l’impacter négativement. A émergé l’impérieuse nécessité de « re-manager » c’est à dire d’expliciter clairement et quotidiennement au corps social d’une entreprise la raison d’en-être puisque la raison d’y-être n’allait plus de soi. Manifeste, projet d’entreprise, raison d’être (précisément), et autres valeurs ont supplanté le règlement intérieur.
Dans ce contexte, on a beaucoup glosé sur le « retour au bureau », imposé, souhaité ou incité de manière plus ou moins assumée. Une confusion s’est établie entre la nécessité d’espaces renouvelés et ce retour au bureau, sans que jamais la corrélation entre les deux ne soit sérieusement démontrée. Certes, on a observé un vaste et salutaire mouvement de déploiement de codes renouvelés en matière de design et d’aménagement. Il s’est développé sous l’impulsion d’entreprises de la tech, promptes à faire preuve d’un grand conformisme sous couvert d’innovation et d’agilité, en répliquant les réalisations observées outre-Atlantique. Cependant, l’homme fut-il « un être de désir plus que de besoin » (Gaston Bachelard[2]), concevoir des espaces « uniquement » beaux ne suffit pas à nous faire revenir au bureau.
En revanche, si l’on écoute les collaborateurs, leur management intermédiaire et les représentants du personnel, un levier efficace pour favoriser ce retour au bureau consiste à réaffirmer le primat du lien social. Nourrir l’affectio societatis, afin de « faire société » et susciter les « entre prises » entre collaborateurs, autrement dit tous ces échanges de visu, collisions créatives et rencontres formelles ou informelles qui nouent les liens et dénouent les nœuds gordiens. Mais raviver cet affectio societatis s’organise, s’anticipe, demande des compétences et des lieux… pas nécessairement spectaculaires au demeurant. Nombre de DRH ont donc pris le parti d’investir dans ce qu’il est coutume d’appeler leur projet humain ou leurs enjeux collectifs.
Le défi est immense car (re)créer les conditions de la confiance se pose comme plus exigeant (et moins spectaculaire) qu’un projet d’aménagement ! Les bureaux seront donc toujours là, pour scander et marquer des « instants » précieux, beaucoup plus que pour faciliter l’écoulement d’un temps laborieux et indifférencié.
Le Flex Office : une évidence révélée plutôt que causée par le télétravail
La question de l’incarnation physique du bureau se pose cependant avec une acuité nouvelle. Ainsi, la mesure du taux d’utilisation des m² de bureau, qui atteignait 60% en moyenne en Ile-de-France avant le Covid-19 et en dehors de toute considération de type télétravail, a accédé au statut de nouveau mantra des Directions Financières. Avec deux jours télétravaillés, difficile de nier le fait que sièges sociaux et immeubles de bureaux sont sous-exploités et surdimensionnés.
Le déploiement du Flex Office (en tant qu’organisation du travail reposant sur deux piliers, la non-attribution des postes de travail d’une part, l’implantation d’un nombre de postes ergonomiques inférieur à celui des collaborateurs d’autre part) s’est naturellement coulé dans cette brèche, avec un engouement s’expliquant par l’alignement inédit entre attentes des collaborateurs (préserver l’acquis social du télétravail) et de leur direction financière (réduire les coûts fixes et abaisser le point mort immobilier). Flex Office rime désormais avec travail hybride et apparaît comme sa contrepartie. Le tableau ci-dessous redonne quelques indicateurs relevés lors de projets récents.
Illustration : ratios clés issus de projets d’aménagement récents mobilisant le Flex Office – Source : UPSIDE, 2023
(*) Sociétés basées en France
(**) Surface Utile Brute Locative hors espaces RIE, archives et espaces spécifiques (ex. auditorium)
(***) Inclut dans certains cas les espaces de formation, les espaces spécifiques type Lab ou Bibliothèque
(****) On entend par là des espaces spécifiquement dédiés à la rencontre, les échanges, les collisions et la sérendipité
Confrontés à cette (r)évolution, les collaborateurs expriment avec constance, des attentes simples : conserver le rattachement spatial à une équipe (la communauté de base), trouver aisément un poste de travail lorsque l’on vient sur site, disposer d’un environnement optimal en matière d’éclairement et de traitement du bruit, ne pas perdre de temps à cause de la technologie devenue centrale avec le mode hybride. Si ces attentes sont adressées, que le cœur du projet de Flex Office demeure le renforcement de l’affectio societatis et que les appréhensions sont rassurées avec clarté et sincérité, le déploiement de ces nouveaux modes de travail ne pose pas de difficulté.
La vraie question porte moins sur l’avenir du télétravail ou les mérites perçus du Flex Office que sur l’implication de la déconcentration du travail qu’implique, permet et favorise le travail à distance. L’enjeu de la déconcentration recoupe celui du coût du logement pour les générations qui n’ont pas capitalisé l’explosion du coût de l’immobilier résidentiel depuis la fin des années 1990 et peinent à se loger dans les grandes agglomérations. On ne laisse pas d’être surpris de l’absence de lien établi par les acteurs du secteur de l’immobilier et les pouvoirs publics, entre les possibilités qu’ouvre le télétravail et cette vaste question, alors même que notre pays se distingue par la qualité de ses infrastructures de transports, l’ampleur de ses réseaux haut-débit (fibre) et la place centrale (et positive) qu’occupe le travail dans les représentations des Français (voir les travaux d’Alain d’Iribarne).
Propriétaires et investisseurs face au défi d’un immobilier devenant un produit de luxe
Qu’en est-il des propriétaires et investisseurs, qui placent l’immobilier et en vivent ? Réalisant une analyse simple, nous avons comparé l’évolution annuelle des loyers inscrits au bail des loyers de bureau neufs en Ile-de-France depuis 2008 (base 100), tels que communiqués par Immostat et le taux de marge des entreprises françaises (INSEE). L’écart entre les deux va grandissant. Cette analyse est restreinte à la vision du loyer, alors même que d’autres postes viennent gonfler ces dépenses : la fiscalité (d’où les réticences des collectivités à accompagner la mutation de bureaux en logements), les charges (cristallisant les coûts de l’énergie et de fluides appelés à devenir plus chers comme l’eau), les aménagements (plus beaux nous l’avons vu et donc plus coûteux), la technologie (dont le Covid-19 a amélioré l’utilisation, tout en haussant le niveau d’attente des utilisateurs).
Illustration : évolution du taux de marge des entreprises et du loyer de bureau ‘prime’ en Ile de France – Source : UPSIDE, 2023
Le coût total de détention d’un m² de bureau augmente donc sous la pression inflationniste de ces composants. Il engendre un désalignement entre intérêts des entreprises utilisatrices et des bailleurs ou investisseurs qui est mortifère mais s’explique. Le mode de valorisation des actifs immobiliers sur la base d’un multiple du loyer inscrit au bail incite les détenteurs d’actifs à afficher des valeurs locatives élevées. De plus, le loyer d’un immeuble n’est pas fixé à l’aide d’une approche par la volonté de payer ou du Cost Plus mais par du Peer Pricing (prix comparable) : ceci provoque de puissants effets d’entraînement par zone géographique, dès lors qu’un acteur, plus volontariste qu’un autre, relève ce qui devient le loyer de référence. La transition écologique engendre quant à elle une masse énorme d’investissements à financer, qui le sera en grande partie par des surloyers (et par une baisse des rendements attendus). Ces pratiques et tendances de fond rendent la location de surfaces de bureaux coûteuse et font de ces derniers un produit de luxe. Or des prix élevés évincent des potentiels clients du marché, tandis que l’élasticité prix (dont l’immobilier de bureaux n’est pas exempt), incite les entreprises à réduire leur surface, comme jamais auparavant.
La conséquence de cette « premiumisation » à outrance des bureaux se traduit par un fort recul de la demande placée depuis 2022 dans tous les secteurs de marché, jusques et y compris dans le Quartier Central des Affaires. Cette baisse de la demande n’en est qu’à ses débuts : la banque d’affaires Barclays table sur un recul de -20%[3] de la demande de bureaux en Europe à cinq ans, tandis que McKinsey situe ce recul selon les marchés à -20 voire -40%[4]. On peut ergoter sur les chiffres. Il est un fait : si le coût de possession de surfaces de bureaux est trop élevé alors même que leur utilisation n’est pas optimisée, la demande ne peut que durablement baisser. Des chiffres de 2023 produits par différents conseils (et corroborés par nos propres projets) évaluent qu’à iso-effectif, une entreprise se relocalise en misant sur un gabarit en baisse de -25% par rapport aux surfaces qu’elle libère.
Les pratiques des bailleurs et investisseurs vont devoir s’ajuster pour prendre en compte cette nouvelle donne
Dans ce contexte, des évolutions de comportement se font jour. Les entreprises disposant d’implantations en régions déconnectent le lieu de rattachement du salarié de son lieu de travail habituel, une grande société d’assurance française propose à ses équipes de télétravailler dans un site proche de chez eux, autre phénomène observé lors d’une enquête réalisée par nos soins auprès de 2.600 collaborateurs dans un groupe de services financiers de premier plan : plus de la moitié des salariés envisagent de télétravailler depuis un lieu plus éloigné que leur domicile actuel. L’Institut Paris Région le documente précisément dans un récent opus, A distance, la révolution du télétravail[5] : depuis 2020 il n’y a pas d’exode tertiaire vers la province mais plutôt un phénomène d’étalement des agglomérations existantes, sanctionnant une plus grande distance géographique entre le lieu du travail et le lieu d’habitation. Ce phénomène est renforcé par l’incapacité des grands centres urbains à héberger une vie agréable dans un contexte de réchauffement climatique.
Une évidence se pose pour les bailleurs et investisseurs : la création de valeur va être plus difficile à atteindre, la rentabilité associée plus faible, tandis que la réapparition de la notion de risque impose un recentrage sur le client, l’entreprise locataire. Les ajustements des valeurs vénales ont débuté en France au début de l’été : des SCPI d’importance, telles Edissimo (Amundi Reim[6]) ou encore Elysées Pierre (HSBC Reim[7]) ont communiqué des baisses de la valeur de leur part variant de -7 à -15%. Parallèlement, les mesures d’accompagnement sont en hausse, y compris dans le Quartier Central des Affaires, où la prise à bail par une prestigieuse banque d’affaires familiale d’un ensemble de 20.000 m² au cours du 2ème trimestre 2023, s’est réalisée sur la base d’un loyer économique de 820 € HT (valeur 2027) bien loin des mille euros par m² dont des propriétaires font leur horizon.
C’est enfin la question du stock qui se pose avec acuité. Six à huit millions de m² de bureaux sont vacants en Ile-de-France, dont deux millions le sont depuis plus de deux ans, soit avec des chances quasi-nulles de trouver un locataire. Pourquoi ne pas adresser sérieusement ce serpent de mer en créant une structure de défaisance étatique, à la manière du Consortium De Réalisation (CDR) mis en œuvre par l’Etat pour sauver le Crédit Lyonnais en faillite ? Les détenteurs d’immeubles de bureaux y apporteraient leurs actifs, rachetés à des valeurs très décotées, afin que ces surfaces soient reconverties en logements, grâce à des permis de construire préfectoraux, dans des délais et avec un effet de masse enfin à l’échelle de ce problème rémanent.
Parallèlement, peut-être observerons-nous enfin de manière convaincante la mise à disposition de bureaux opérés directement par les propriétaires des immeubles qui les hébergent, plutôt que par des intermédiaires dont le modèle économique n’est pas viable (cf. la faillite imminente de WeWork[8]). Cette prise en main des travaux d’aménagement par les bailleurs, afin de les industrialiser et de les pérenniser, se pose comme une évidence, plutôt que de continuellement réinventer la roue à partir de « plateaux nus », dépensant des investissements significatifs dans des aménagements qui sont déconstruits au départ de chaque locataire. Ainsi en Allemagne les travaux d’aménagement d’un locataire sont-ils systématiquement réalisés par le propriétaire de l’immeuble, sur la base du cahier des charges de l’entreprise prenant à bail, qui finance ces travaux.
On le voit, des pistes existent. Fondamentalement c’est tout le logiciel de l’industrie immobilière qui est à mettre à jour, afin de passer d’une logique de flux long terme, triple net, où le propriétaire met à disposition un actif, à une logique de bureaux clés en main. L’objection de la valorisation est souvent invoquée. Soit : les critères de valorisation évolueront. Le taux de rendement desdits actifs sera remplacé par une évaluation de la capacité d’une foncière à retenir ses clients, optimiser le taux d’utilisation de ses immeubles et abaisser ce faisant son empreinte carbone.
Il faut que tout change pour que rien ne change ? (Le Guépard)
La crise actuelle est sérieuse car elle n’est pas que conjoncturelle. Les soubassements mêmes de l’industrie immobilière sont remis en cause, sous l’impulsion de nouveaux modes de travail qui rejoignent les aspirations du corps social français et ouvrent des solutions à la crise du logement qui entrave la productivité de notre économie. Le fait que l’immobilier de bureau devienne un produit de luxe, incompatible avec le niveau de marge de ses occupants potentiels, présente un défi d’autant plus sérieux que l’hybridation du travail ouvre de vastes espaces de réorganisation pour des entreprises qui prennent plus que jamais leurs décisions sous l’angle du compte de résultat. Au-delà de la nécessité d’adresser la question du stock de bureaux qui ne se résorbera pas via la simple demande naturelle, une sévère sélection va frapper bailleurs et investisseurs en fonction de l’adéquation de leur réponse à ces défis.
[1] Socrate au pays des process, Julia de Funès, Flammarion, Paris, 2017
[2]La psychanalyse du feu, Essais Folio, Paris, 1985
[3] Barclay’s, Work From Home Is Here to Stay, 22 septembre 2020
[4] McKinsey Global Institute, juillet 2023
[5] Cahier de l’Institut Paris Région, n°181 du 17 janvier 2023
[6] Communiqué de presse du 24 juillet 2023, Amundi Reim
[7] Communiqué de presse du 9 août 2023, HSBC Reim
[8] Le Monde du 9 août 2023