Les entreprises utilisatrices d’immobilier à l’heure de « l’économie des raretés »
Patrick Artus, Directeur des Etudes et de la Recherche au sein de NATIXIS, a récemment élaboré sur le concept d’économie des ‘raretés’ que les entreprises vont devoir affronter. Il affecte trois dimensions principales qui toutes ont un impact sur les entreprises utilisant de l’immobilier…
- Le cash devient (relativement) plus rare : l’augmentation des taux réels est surtout prégnante à date aux Etats-Unis mais est d’ores et déjà une réalité micro-économique. Certaines opérations immobilières hexagonales, relancées récemment après avoir été mises en pause en 2021, voient l’augmentation du coût de leur financement aller jusqu’à +100 bps. De même, la communauté de l’investissement immobilier témoigne du fait qu’un nombre grandissant de transactions achoppe sur les conditions, voire l’obtention d’un financement, ce qui est nouveau. La compression continue des taux de rendement depuis 5 ans s’en trouve affectée… et va créer quelques suées auprès d’investisseurs ayant acquis des actifs au plus haut.
- Le travail, qualifié ou pas, devient plus rare : le phénomène de la ‘Grande Démission’ a été largement commenté. En France nous n’en sommes pas là mais l’ensemble des sondages publiés au sujet de la réforme des retraites pointent tous la même direction : les Français ne veulent pas travailler plus, c’est un choix collectif que l’on peut déplorer, mais c’est une caractéristique forte du ‘modèle social’ hexagonal. Encore plus fondamentalement selon nous, les jeunes font montre d’une exigence renouvelée vis-à-vis de leurs employeurs (cf. la fameuse ‘sortie’ des jeunes diplômés d’AgroParitech), ce qui contraint les entreprises à adapter et développer une réponse à la hauteur du défi ainsi posé.
- Les ressources au sens large (matériaux et énergie) deviennent plus rares : l’essentiel de l’inflation française est importé mais les économistes s’accordent sur la forte probabilité d’enclenchement d’une boucle prix/salaire en France. En Allemagne, l’équivalent de nos NAO (Négociations Annuelles Obligatoires) débute avec une demande de +8% formulée par IG METALL. Le thème de l’inflation énergétique a été largement couvert. Amplifié par l’inflation des coûts des matières premières, ses conséquences dans le secteur immobilier sont d’ores et déjà très concrètes : les loyers de sortie de plusieurs opérations et projets que nous avons analysés en première couronne francilienne ressortent à +15% par rapport aux hypothèses posées début 2022 par leurs propriétaires et +8% sur une opération de rénovation lourde analysée dans le centre de Paris.
Quelles conséquences économiques pour le secteur de l’immobilier d’entreprise ?
- Selon les projections, le télétravail en France devrait durablement se stabiliser à deux jours par semaine. La raison en est que cette jauge est celle qui optimise le mieux la productivité selon une étude de l’OCDE de 2021. Il convient de garder en tête que ce phénomène concerne avant tout les grandes entreprises, franciliennes qui plus est. Cependant ces deux jours acquérant le statut d'”avantages acquis”, il sera impossible de les remettre en question (Cf. 35 heures et RTT).
- Ces mêmes projections en déduisent une réduction de la demande long terme en m² de -15% au total en France (scénario médian), les réductions de surface concernant avant tout les grandes entreprises tertiaires franciliennes, qui représentent 60 à 65% de l’emploi hexagonal. L’’impact de cette baisse structurelle de la demande de bureaux sera amorti par la durée des baux. Tout projet de construction ou de rénovation lourde/de repositionnement d’actif tertiaire doit cependant intégrer cette nouvelle donne, venant s’ajouter aux contraintes de l’économie des “raretés”.
- En matière de prix, analyser l’évolution européenne des sociétés d’investissement est une bonne manière de ‘dézoomer’ pour disposer d’une vision large de l’impact en valeur de ce qui s’est produit depuis mars 2020. De fait (voir graphique ci-dessous – Source : Les Cahiers Verts de l’Economie), le repricing des actifs bureaux a déjà eu lieu, les prix du bureau en Europe demeurant de 20% inférieur à leur niveau pré-Covid. L’enjeu est d’importance en France, où la part du bureau dans le volume des investissements en immobilier d’entreprise est atypique par rapport à d’autres pays européens (50% vs 30% en moyenne). Certains grands investisseurs français s’en sont émus lors de rencontres avec nous. Leur stratégie d’allocation et de déploiement de leur capital va s’en trouver affectée.
- La décarbonation : un enjeu massif et… très coûteux ! Selon une étude récente du MEDEF, la décarbonation de l’économie française va se traduire par un surplus d’investissements de +60 à +80Md d’euros annuels, dont 30 à 40 Md à financer par les entreprises : la marche est haute ! D’ores et déjà les cibles du Décret Tertiaire ont un impact sur la volonté… et la capacité d’une entreprise à demeurer dans ses locaux historiques. Lors des diligences préalables que nous menons, ceci se traduit par une attention renouvelée au coût de détention du futur actif considéré pour une prise à bail ou une acquisition. Nombre d’immeubles de relocalisation sont d’emblée écartés en raison du coût dirimant de leur adaptation aux obligations du Décret Tertiaire.
Quelles conséquences stratégiques pour les entreprises utilisatrices d’immobilier ?
Le débat en France sur les conséquences de la pandémie et des nouvelles formes d’hybridation du travail est décevant par son conformisme et sa faible hauteur de vue. Les turbulences économiques et sociales à venir, causées par l’économie des ‘raretés’, devraient inciter les Directions Générales à se saisir du sujet du travail avec plus d’ambition et de créativité !
Sur la base de nos discussions quotidiennes avec des clients de toutes tailles et de tous types d’activités, nous isolons trois grandes questions à adresser d’urgence.
- Acter le fait que l’avenir du travail et la réflexion sur l’organisation du travail figurent au rang des priorités stratégiques… admettant ainsi qu’ergoter sur le nombre de jours de télétravail ou le passage en Flex Office n’est pas à l’échelle. Pourquoi tant d’entreprises abordent ce sujet directement par le Comment sans même se poser la question du Quoi i.e que veulent-elles faire ? Qu’attendent-elles de la nouvelle organisation du travail en leur sein ?
- Mener et tenir ensemble une réflexion sur la rémunération et sur la culture de l’entreprise. En matière d’organisation du travail, la profession immobilière surdétermine la question des bureaux, à grands coups de reportages photos ou de convictions affirmées sur le fait qu’en dehors du 8ème et du 10ème arrondissement de Paris, point de salut. Chacun prêche pour sa paroisse, ceci est bien normal. Mais les jeunes diplômés et embauchés français ont surtout un problème de niveau de vie à financer d’une part, affichent une (salutaire) attention renouvelée à ce qui fonde la culture de leur futur potentiel employeur d’autre part. Aux Etats-Unis, qui sont dans une situation plus critique qu’en France, les initiatives se multiplient pour adresser la question des ‘Comp & Ben’ : paiement hebdomadaire de certains petits salaires, prise en charge des frais de formation (l’endettement lié aux études supérieures dépasse à date celui des Subprimes en 2008), refonte des services proposés sur site pour héberger par exemple des crèches plutôt que des salles de gym (au motif du coût ainsi évité aux familles), plus grande transparence dans les salaires, création de ‘shifts’ en milieu de journée dans des entreprises industrielles pour une meilleure prise en compte des rythmes de vie personnels et indirectement préserver les Revenus Disponibles Bruts (un collaborateur de retour au bureau pour la fin de l’école n’a pas à payer de nourrice)…
- Admettre enfin que la question de la culture d’entreprise rejoint celle des bureaux… pour l’englober, ces derniers étant l’incarnation physique de celle-ci. Associer au thème du ‘Workplace’ une définition large, par exemple ‘Cultural Workplace’ nous semble fructueux. Un lieu de travail n’est pas attractif parce qu’on y trouve des canapés, du wifi et un baby-foot… mais avant tout par la culture qui s’y déploie. Simplifier les processus internes, laisser plus de plus à la subsidiarité (pourquoi systématiquement imposer les membres d’une équipe projet et ne pas la laisser se constituer elle-même ?), mettre en place des entretiens réguliers visant à adresser les ‘pain points’ qui peuvent pousser un collaborateur à partir plutôt qu’à rester (plutôt qu’un entretien de départ visant à appréhender si le collaborateur est un ‘good’ ou un ‘bad’ leaver), mettre à niveau la technologie disponible sur site et équiper résolument les équipes d’applications leur permettant de piloter les espaces mis à leur disposition (en faisant le tri entre les fonctionnalités qui ne servent à rien et les trois ou quatre besoins qui justifient un usage quotidien de ladite app), former et inspirer de manière exigeante et non infantilisante, incarner les engagements RSE de l’entreprise à travers un environnement de travail durable, incluant tous les enjeux relatifs à la mobilité…
… Autant de chantiers à mettre en œuvre et qui sont des enjeux liés au ‘Workplace’, comprise comme la culture de l’entreprise et la manière dont cette dernière s’incarne dans les lieux communs où se réalise le travail…
Il va falloir investir dans le travail au sens large (les collaborateurs qui le produisent, les lieux qui les accueillent et la culture qui tient le tout ensemble) : c’est une nouvelle donne
C’est une excellente nouvelle pour les entreprises qui croient aux effets démultiplicateurs d’équipes inspirées, tendues vers des objectifs clairs, formées et décemment équipées pour travailler de manière hybride. C’est un défi de plus pour les organisations qui envisagent les Ressources Humaines comme l’administration du personnel et l’Immobilier comme les services généraux…
Marx rappelait que la source de la valeur dans une économie est le “travail vivant”. Peut-être faudrait-il relire Le Capital à l’heure de “l’économie des raretés” ?
Rédigé par Guillaume SAVARD