Immobilier : quand l’inflation ‘puissance trois’ fait des bureaux un produit de luxe
L’année 2022 se termine bientôt et rejoindra très certainement le palmarès des Annus Horribilis du 21ème siècle, quand bien même les crus précédents pouvaient y prétendre également.
Face à un phénomène de crises successives qui ne s’éteignent pas mais se surajoutent les unes aux autres, les entreprises hexagonales testent (et éprouvent) leurs limites.
Elles le font entre autres enjeux avec leur immobilier, compris comme leur outil de travail quotidien. Celui-ci devient un “pain point” majeur, un point de fixation, puisqu’il subit une inflation « puissance trois », faisant des bureaux un produit de luxe, réservé aux entreprises qui auront les moyens financiers et se donneront les moyens managériaux d’en avoir/d’en maximiser l’usage.
1. Une inflation des loyers qui progresse… et s’accélère
À titre d’illustration de nos affirmations, l’analyse suivante est simple mais jamais réalisée. Elle est pourtant frappante. De quoi s’agit-il ?
Nous positionnons en base 100 (année 2008), le taux de marge des entreprises françaises, calculé par l’INSEE et l’évolution des loyers de bureaux moyens en Ile-de-France, fournie par le GIE IMMOSTAT (qui regroupe les principaux commercialisateurs du marché). Le loyer en question est le loyer ‘facial’ i.e avant négociations, étant entendu qu’à expiration des remises consenties par le bailleur sur ce loyer lors des négociations de prise à bail, c’est ce loyer qui demeure inscrit au bail d’une part, est indexé chaque année d’autre part.
L’analyse fait ressortir un écart entre les deux courbes depuis 2008, grandissant depuis 2016, résultant en un différentiel entre les deux de plus de 10 points en 2021.
Concrètement ce graphe signifie qu’à m² constants, prendre à bail et mettre à la disposition de ses collaborateurs des espaces de travail coûte de plus en plus cher et vient impacter négativement la marge bénéficiaire des entreprises. Une telle analyse peut être étendue aux grandes agglomérations régionales françaises et aboutira aux mêmes constats.
De fait, Paris intra-muros (dont la capacité de création de m² de bureaux est durablement “gelée” pour des raisons réglementaires et politiques) n’abrite plus que des acteurs de l’économie financiarisée au sens large, disposant des niveaux de marge permettant d’absorber des loyers “prime” : cabinets de conseil et d’avocats, banques privées ou d’affaires, fonds d’investissements, start-up ayant levé des fonds significatifs, voire quelques entreprises profitant de locaux patrimoniaux. Tant mieux pour ces agents économiques très rentables et pour les sociétés foncières qui ont bien souvent hérité d’un patrimoine de bureaux bien placé.
Cette évolution nous semble problématique sur le terme, car elle augmente le coût d’entrée à Paris, répliquant le phénomène qui affecte l’immobilier résidentiel dans la capitale et les grandes agglomérations… et crée un effet d’éviction, vers d’autres géographies ou d’autres formes de travail. La profession parle pudiquement de “polarisation” des actifs.
Plus fondamentalement, même si l’on détache la discussion du marché très particulier qu’est Paris intra-muros, le coût (fixe) que représente l’immobilier de bureaux joue contre la compétitivité de notre économie. A l’instar du phénomène affectant la taxe foncière (habitat), il est à craindre que ces actifs “immobiles” soient frappés à leur tour d’une augmentation de la fiscalité, renchérissant un peu plus leur coût d’occupation puisque ces dépenses sont basculées par les bailleurs aux locataires.
2. Une inflation liée au coût de la transition environnementale
Parlons du deuxième type d’inflation impliquant l’immobilier de bureau.
Le constat s’impose : avec l’été caniculaire que la France a connu, nombre d’agents économiques ont pris conscience de la réalité écologique qui s’impose à tous, ce coup de chaud voyant son impact redoublé par l’inflation des coûts énergétiques, présentée comme conjoncturelle… mais certainement “durablement conjoncturelle” (sic) !
De manière intéressante, les outils à disposition pour rationaliser cette nouvelle donne économique (ex. méthodologie de l’ADEME) éclairent d’un jour nouveau nos intuitions, qui tendraient par exemple à privilégier des ensembles immobiliers neufs, réputés bas Carbone et/ou mobilisant des principes constructifs ‘sobres’ au détriment d’actifs anciens.
Effectivement, dans le cadre de la méthodologie de l’ADEME, même construit de manière vertueuse, un immeuble neuf voit son coût de construction amorti sur une durée de 50 ans, alors qu’un ensemble immobilier existant a déjà absorbé cet investissement initial, consenti parfois il y a très longtemps. Vu du bilan Carbone, privilégier un actif existant à rénover serait donc plus « vertueux » qu’opter pour un ensemble neuf réputé bas Carbone.
Une réflexion sur le coût de la transition environnementale, on le constate, n’appelle pas des réponses univoques.
Nous avons ainsi abouti aux chiffres suivants, dans le cadre d’un cas réel adressé avec une grande foncière parisienne que nous avons conseillée :
- Immeuble neuf Bas Carbone : 1 m² de bureaux représente 46 Kg eqCO² sur une durée de 50 ans et 3,75 Kg eqCO² par an en exploitation,
- Immeuble des années 1980 rénové : 1 m² de bureaux représente 12,8 Kg eqCO² par an et 11,25 Kg eqCO² par an en exploitation.
Ces analyses, contribuent à rebattre les scénarios qui s’offrent à une Direction Générale se passionnant pour son immobilier d’exploitation… et redonnent tout son sens et toute sa pertinence à un secteur comme La Défense, premier nœud de transport francilien, très décrié au profit d’un Paris réputé “central” (vu des Parisiens).
Surtout, l’appréhension du coût de ces externalités environnementales vient ajouter à l’inflation « directe », décrite au point précédent, une inflation « indirecte » engendrée par les coûts d’adaptation imposés par la transition énergétique, que l’on parle d’immeubles neufs ou de seconde main.
Très concrètement, chaque entreprise, confrontée à une prise à bail ou à un renouvellement de son bail, découvre la réalité (et l’ampleur) de cette forme alternative d’inflation, à l’occasion des échéances réglementaires imposées par le Décret Tertiaire. Ce dernier contraint effectivement bailleurs et locataires à quantifier et partager les investissements associés à cette mise à niveau, d’ici 2030 et 2040, avec une obligation de déclaration en ligne d’ici la fin 2022.
Cet avatar de l’inflation se retrouvera dans les comptes de résultat, soit sous la forme d’une participation aux CAPEX visant à mettre à niveau un actif, soit sous la forme d’une augmentation des charges locatives, au titre du plan travaux prévu par le propriétaire.
3. Une inflation “managériale” imposée par l’évolution du travail
Dernier point de notre développement : avec la pérennisation du travail hybride (articulation entre une présence au bureau et la possibilité de travailler à distance), les entreprises françaises se confrontent à la qualité « réelle » de leur management intermédiaire… ce qui induit des coûts cachés et va surtout impliquer des investissements additionnels (encore !).
Effectivement, en matière d’organisation du travail, les managers de proximité doivent faire au mieux pour accommoder les demandes nouvelles (et pressantes) de leurs collaborateurs, induites par ce travail hybride, avec la culture et les impératifs de leur entreprise.
Le surcoût requis par la nécessité de « pimper » (rénover) les espaces de travail pour les rendre plus accueillants et chaleureux, est amplifié par une mise à niveau technologique des bureaux qui n’avait jamais vraiment eu lieu :systématisation du recours au wifi, traitement acoustique digne de ce nom, connectivité immédiate et simplifiée aux équipements actifs, démultiplication d’espaces compatibles avec des formats hybrides de réunion, déploiement d’applications diverses et variées pour gérer ces espaces de travail devenus « liquides », etc.
L’aménagement ou la refonte des m² de bureaux devient par conséquent, lui aussi, plus coûteux et les budgets en la matière tendent à s’inflater (hors effet des coûts d’approvisionnement).
Néanmoins le fait de proposer des bureaux « à la mode », fonctionnels et beaux, s’il constitue une excellente nouvelle en soi, ne contribue qu’à l’attraction des talents, pour reprendre une injonction largement utilisée. Toute image flatteuse se fanant avec le temps, aux “tricks” appliqués à la séduction initiale doit succéder une stratégie de rétention.
Cette rétention passe par un management intermédiaire de qualité et des pratiques d’animation du collectif conférant une large place à la confiance, à la responsabilisation (réelle) et à la subsidiarité. Or personne n’étant formé au management dans notre pays (dans une équipe commerciale devient manager, “le meilleur d’entre nous”, qui, pour être bon vendeur n’est pas nécessairement bon manager/leader), cette « mise à niveau » des attitudes, postures et compétences représente un poste d’investissements si ce n’est nouveau, en tout cas à l’importance redécouverte.
Ce nécessaire “upgrade” du management intermédiaire de nos entreprises, évoqué un peu partout (études, articles de presse et témoignages), participe en troisième ressort à l’inflation du coût de détention et d’exploitation des espaces de travail.
Inflation des loyers, inflation engendrée par la transition environnementale, inflation “managériale” : les bureaux acquièrent le statut de produits de luxe
Les trois facteurs d’augmentation du coût des espaces de travail que nous avons évoqués sont de nature différente.
- Les loyers de bureau sont la résultante d’un “Peer Pricing” (valorisation par comparable), dont la rationalité ou les fondements ne sont pas toujours clairs (il n’est que de voir les variations de valeur induites par le “simple” effet du relèvement des taux directeurs de la BCE)… mais dont l’augmentation tendancielle est réelle,
- La mise à niveau des actifs immobiliers est vertueuse et traduit le “signal prix” qui va accélérer la préservation de notre environnement. Ce coût, longtemps repoussé, est désormais devant nous (au niveau macro, le MEDEF parle de 60 à 80 milliards d’euros),
- L’investissement dans la montée en compétence des managers de proximité constitue une décision de bon sens… mais accède au statut d’une urgence supplémentaire avec l’hybridation du travail. Les budgets concernés sont significatifs (plusieurs centaines de k€) et doivent s’inscrire dans une réelle continuité.
La combinaison micro-économique de ces trois facteurs, qui prennent la forme d’une “inflation puissance trois”, vient négativement impacter les comptes de résultat d’entreprises françaises, abordant l’année à venir dans une posture très défensive.
Quelles solutions ? Aborder les enjeux immobiliers de manière résolument créative, en investiguant des formes totalement nouvelles d’organisation du travail et d’occupation de l’espace géographique (envisagé à l’échelle du territoire national). Nous l’entrevoyons : l’optimisation n’y suffira pas, il faudra de la refondation, de la transformation.
Réduire ces m² si coûteux constitue donc une première piste. Nous anticipons une baisse sur le long terme de 15 à 20% de la demande de m².
Organiser ces m² de manière totalement différente en est une autre : on voit des logiques d’entreprises organisées en réseau prendre de la consistance et venir nourrir les réflexions… mais c’est une mutation de longue haleine.
Se (re)poser la question de la vocation et du sens de ces m² afin de promouvoir un travail de qualité plutôt qu’une qualité de vie au travail (un peu factice) en constitue une troisième.
L’inflation qui affecte les bureaux des entreprises est donc tri-dimensionnelle. Les réponses nécessaires pour y répondre comportent elles aussi différents leviers, qu’il convient d’articuler au mieux en fonction de la donne stratégique, opérationnelle et culturelle propre à chacune d’entre elles.